Activités de Thomas Dupont-Buist

Quelque part entre Lagerlöf et, Kafka, il y a cette inventive fable sur les vertus et les écueils de l’imagination. En bons voltairiens, chacun des membres de la famille Jalakas cultive avec soin le jardin de ses rêves. Comme l’Alice de Carroll, ils peuvent à volonté se réfugier dans un pays imaginaire qui reflète leurs aspirations secrètes. L’univers est plus enfantin que dans "L’homme qui savait la langue des serpents" (le chef-d’œuvre instantané de ce grand auteur estonien, à découvrir de toute urgence si vous ne vous y êtes pas encore frotté) tout en déployant la même inventivité furieuse et la même finesse du regard. L’humour décalé ne fait pas non plus défaut à ce petit livre tendre et poétique. Une lecture charmante pour échapper au bloc opératoire du réel.

À ceux qui perçoivent encore la nouvelle comme un genre mineur; la lecture de ce recueil vous convaincra à coup sûr du contraire! Vous ne le savez pas, mais Ted Chiang a fort probablement déjà imprégné votre imaginaire. En effet, c'est l'auteur derrière Arrival, l'excellent film de Denis Villeneuve qui relate la première rencontre de l'humanité avec une forme de vie extraterrestre radicalement différente de la nôtre. Vous y avez apprécié la part belle à la philosophie du langage, aux concepts qui se déplient avec clarté malgré leur complexité, l'audace générale dans les idées? Tout cela vient de Chiang (ce qui n'enlève rien au maître Villeneuve pour autant)! Les œuvres de Chiang sont d'une rareté étonnante en cet époque de séries à rallonge et de meilleurs vendeurs mitonnés en vitesse. Mettant fin à un silence éditorial de près de 15 ans, Expiration succède à La Tour de Babylone. Nous n'aurons pas attendu en vain car chacune des neuf nouvelles qui composent ce recueil est d'une qualité exceptionnelle, gravant impérissablement en nos mémoires des réflexions aussi perturbantes que pertinentes. Imaginez un croisement entre les Mille et une nuits et La machine à explorer le temps, puis installez-vous confortablement pour vous faire raconter en direct la première auto-dissection d'un cerveau. Le voyage se poursuit déjà alors que nous explorons la postérité d'intelligences artificielles tombées en désuétude après des années de compagnonnage avec des maîtres humains à l'inconstance proverbiale. L'importance du contact humain dans le développement de l'enfant est ensuite démontré via les piètres résultats de la nounou robotique. Finalement, on se questionne sur l'impact de l'avènement de l'écrit sur notre façon de réfléchir, sur l'éventualité de la découverte de preuves matérielles des thèses créationnistes et sur la création perpétuelle d'univers alternatifs chaque fois qu'un choix prime sur un autre. Ouf! Dites-vous bien que ce programme extraordinaire est d'autant plus sublime que chaque histoire voyage dans son propre véhicule, que pas une phrase ne dépasse et que la maîtrise de Chiang est en soi prodigieuse.

Après le somptueux livre-objet Midi-Pile, la prodigieuse Rébecca Dautremer s’attaque ici à l’illustration du texte intégral du classique de Steinbeck ; Des souris et des hommes. Renouvelant entièrement son style pour refléter l’innocence broyée sous l’implacable meule du monde, l’illustratrice renouvelle notre regard sur ces grandes et tristes pages de la littérature américaine. Le texte est entièrement intégré à l’image, communiquant sans cesse avec elle, à mi-chemin entre la BD et le livre illustré. On s’attarde longuement sur les 211 pages travaillées avec un soin maniaque, crayonnés et aquarelles s’harmonisant pour frôler la perfection, empruntant à la riche imagerie des publicités vintage, en détournant les codes pour les amalgamer avec son propre imaginaire peuplé de petits animaux craquants. La confrontation des rêves de l’enfance avec la brutalité du Sud (de sa pauvreté, de son racisme, de son machisme) ne laissera personne indemne, nous laissant claudiquer dans les ruines de l’ingénuité. L’objet en soi, relié sous couverture rigide et imprimé avec soin sur un papier de grande qualité, on se demande bien comment Alto a encore achevé le petit miracle de nous proposer une telle splendeur à prix si modique.

Dans les méandres de la Seine se matérialisent les rêveries prodigues du nouvel académicien François Sureau. En suivant ses paresseux bouillons, peu à peu se dessine une manière d’autobiographie intellectuelle, baroque et érudite. On pense au genre de chef-d ’œuvres que sont le Danube de Claudio Magris et le Voyage d’un Européen à travers le XXe siècle de Geert Mak, touffus et luxuriants. Comme bâton de marche pour son pèlerinage intérieur, Sureau s’est inventé un alter-ego, ami peintre des surréalistes et résistant, admiré autant que craint de l’autocrate Breton. Il se nomme Agram Bagramko et c’est en sa compagnie que nous orpaillerons le temps à la recherche de lumières atténuées par la mémoire défaillante ou traficotée de l’humanité. Ayant exercé le pouvoir pour s’en détacher, Sureau connaît intimement les bassesses qui s’y accrochent désespérément, mais aussi, la plus rare grandeur de quelques êtres proverbiaux. Depuis son savoir encyclopédique, on réfléchit aux arts, aux conflits, à la spiritualité, au commandement, au courage et à tout ce qui de près ou de loin rendent l’existence aussi fascinante que souffrante. Sureau a d’ailleurs le rare bon goût d’abhorrer tout ce qui se teinte des facilités de l’idéologie, ce qui accentue notre élan vers son œuvre et nous pousse à reconsidérer quelques-unes de nos idées mal mûries. Pêle-mêle sur les rives, on croise Chrétien de Troyes, Babar, Giono, Apollinaire, Kessel, de Foucault, Conan Doyle, Simenon, Adjani, Christie, Sainte-Beuve et une interminable litanie qu’il serait ici bien trop long de reproduire dans son intégralité. Il vous faudra vous-même mettre le nez dans ce chef-d’œuvre et patiemment vous laisser dériver au gré des 800 pages de ce sublime style proustien. Et pour les conquis qui comme moi en viendront à en redemander de ce formidable substrat d’esprit, vous serez heureux d’apprendre que le périple ne s’achève pas ici et qu’un autre volume prolongera la coulée tranquille des riches pensées de Sureau.