Activités de Thomas Dupont-Buist

Quel été palpitant j’ai passé en compagnie de l’ami Cordier ! Malgré l’attribution du Renaudot essai en 2009 à ces mémoires essentiels, peu d’entre nous connaissent l’être d’exception que fut Daniel Cordier. Se portant à la défense de la mémoire du grand résistant Jean Moulin, celui qui allait devenir son secrétaire raconte dans les plus infimes détails, avec un style fort élégant, son parcours aux tonalités souvent romanesques. D’abord militant d’extrême droite, antisémite et maurassien, l’auteur expose l’évolution de sa pensée politique qui le fera férocement gaulliste. Itinéraire d’une pensée qui change lorsque confrontée au monde, ce récit est aussi l’histoire palpitante d’un jeune homme qui dès l’Armistice quitta la France afin de rejoindre les Forces françaises libres encore en gestation. Impatient de servir sur le terrain, il s’enrôlera dans les services secrets de la France libre, sera formé comme radio et saboteur avant d’être parachuté près de Lyon. Dès lors, entrant au service du grand unificateur des résistances, l’homme de l’ombre Moulin, il se retrouvera au cœur de toutes les tractations politiques qui allaient définir l’Histoire à venir. Une grande leçon de politique, de courage, mais aussi la découverte d’un esprit formidable qui toute sa vie agrémentera l’expérience de ses nombreuses lectures, découvertes musicales et picturales (il deviendra marchand d’art à la Libération et ne nous quittera qu’à l’âge vénérable de cent ans). Sincère, profondément touchant, Cordier ne tarde pas à devenir aussi marquant qu’un vieil ami. On en sort profondément changé, pour ainsi dire formé par ce fécond compagnonnage. Une fois ce pavé refermé, ne reste plus qu’à ouvrir le dernier volet de ces mémoires joliment intitulé La victoire en pleurant (2021) !

Vous êtes comme nous en deuil de l’excellentissime revue America ? Pas de panique, une bonne part de l’équipe de rêve (Fottorino, Coste, etc.) se concentre désormais sur un autre mook de qualité exceptionnelle ; le bien nommé Légende. Au lieu de dossiers thématiques sur un aspect concernant les États-Unis, on se concentre ici sur des portraits de grandes figures. Seule ombre au tableau, le choix des personnalités est jusqu’à présent peu inspirant (Zidane, Elizabeth II). Heureusement que le second numéro porte sur Angela Davis et peux ainsi révéler toute la puissance potentielle du concept s’il s’intéresse à des figures à la portée plus étendue. D’un format inhabituellement grand, cette revue est admirablement soignée, la qualité de l’impression et du papier étant un ravissement, d’autant que la part allouée à la photographie est considérable (près de la moitié). Les adeptes de beaux livres seront ravis de feuilleter dans le confort d’un salon cet objet difficilement manipulable. Le reste se concentre sur de généreux textes de fond (témoignages de grand.e.s auteur.ices, reportages, archives bien trouvées). Ce numéro sur la grande militante des droits civiques est extraordinaire de couverture à couverture. Vous vous y familiariserez avec sa pensée et son histoire avant d’aller explorer son œuvre !

Toujours aussi génialement timbré, Blas de Roblès nous a concocté une autre de ses aventures foutraques et néanmoins brillantes dont il a le secret. En plongeant dans ce journal ethnologique fabriqué de toutes pièces, on découvre peu à peu avec son auteur la fabuleuse cité de Zindan. Sise au beau milieu d’un inhospitalier désert, elle abrite plusieurs tribus en concurrence pour obtenir l’attention du mystérieux dieu vivant qui les visite journellement. Les pouvoirs de ce dernier sont tout aussi avérés que parfaitement inutiles. Parmi cette étrange assemblée dont les coutumes bizarroïdes et pourtant plausibles sont décrites par le menu, quelques autres voyageurs de multiples temporalités se sont ensablés. Or, il semble qu’il soit impossible de quitter cet endroit pour le moins incertain. C’est du moins ce que prétend notre guide. On veut bien le croire sur parole, seulement voilà, il nous raconte cette histoire des années plus tard depuis un sanatorium chilien pour malades de grand prix. Le mystère est entier et il nous faut encore une fois plonger à la suite de Blas de Roblès pour découvrir se qui se cache derrière de trompeuses apparences. Nouveauté pour ce livre, des centaines de dessins de l’auteur dans le goût des gravures du naturaliste Linné accompagnent le texte et créé une profusion de jeux de pistes secondaires qui se prolongent par du contenu extra-livre accessible via des codes QR (la très bien nommée Encyclopédie Léthargique). Une vraie folie, vous dise-je !

C’est d’abord le magnifique objet qui a appâté le bibliophile qui toujours rôde entre les tables bien garnies. Il faut dire que c’est la spécialité du Label 619, cette branche indé de l’éditeur Ankama. Ces gens du livre éclairés défendent la qualité de la fabrication (et du contenu, bien entendu) afin de résister à la tendance de dématérialisation et de lecture en ligne qui a particulièrement cours dans le monde de la BD. Ils ont l’amour de l’ouvrage dont on prend soin, que l’on a envie de sortir de son rayonnage pour le relire ou simplement le contempler quelques instants. Bref, l’objet d’abord, ensuite la découverte de l’une des meilleures BD des dernières années, toutes catégories confondues. En relatant sur près de 300 ans la vie de deux robots destinés à la compagnie des humains, Mathieu Bablet explore avec une grande poésie et une subtilité étonnante les multiples questions qui accompagnent l’approfondissement de l’intelligence artificielle. La recherche graphique et narrative est colossale, Bablet passant chaque fois près de 3 à 4 ans sur ses projets. Le temps est ici particulièrement nécessaire pour distiller la mélancolie inhérente à des vies aussi longues et jalonnées d’évènements aussi terribles. Et que dire de cette grandiose postface du grand maître Damasio ! Du grand art qui me dirige illico presto vers une rétrospective Mathieu Bablet.