Activités de Thomas Dupont-Buist

Fauve du patrimoine à Angoulême cette année, ce somptueux coffret est une véritable bible à l’usage des croyants de la case et du phylactère. Grand précurseur de monstres sacrés de la BD comme Art Spiegelman qui s’en réclament avec révérence, Lynd Ward a ni plus ni moins que révolutionné l’art de raconter une histoire en images. Admiratif des travaux de Frans Masereel et d’Otto Nücke, Ward aura enrichi le monde de centaines de gravures sur bois s’approchant du style art nouveau et des expressionnistes allemands. Elles racontent des histoires sans paroles sur le processus créatif, les grandes luttes du XXe siècle et les inégalités sociales. L’objet en soi est une pure merveille (trois volumes soigneusement reliés en couverture rigide qu’il fait bon caresser en rêvassant), un objet de collection agrémenté d’un important appareil critique qui permet de mieux appréhender cette œuvre majeure. Chaque page vous donnera des envies d’acquisition d’originaux à encadrer. Monsieur Toussaint Louverture a décidément encore frappé un coup de circuit!

Agréable surprise que ce premier roman de Chris Bergeron! Mais diable, qu’est-ce que peut bien être un « roman autobiographique de science-fiction », vous direz-vous probablement. Profondément original, ce récit d’un cheminement trans brouillant les frontières entre l’avéré et le fabulé prend place dans un Montréal futuriste et liberticide. Christine/Christian enregistre en effet ce que l’on pourrait qualifier de confession afin que David, une intelligence artificielle aux tendances autocrates et conservatrices puisse se nourrir de cette « substantifique moelle » qu’est l’expérience humaine dans toute sa multiplicité. Mais est-ce bien aussi simple ou quelque révolte gronde-t-elle au cœur de cette bulle ultrasécuritaire ? Un très beau premier livre dont on excuse aisément les rares maladresses et les références à la SF populaire quelque peu appuyées. On attend déjà les prochains projets de cette nouvelle autrice à la voix si singulière !

Après le chef-d’œuvre sombre et déjanté qu’était Solénoïde, le génial Cartarescu nous revient avec ces trois nouvelles qui sont autant de miroirs déformants de ce que l’on nomme par habitude « la réalité » sans jamais remettre en cause sa nature. Toujours aussi fasciné par les labyrinthes de la matière grise, ses chemins sombres menant dans des coupe-gorges de la pensée, Cartarescu décrit avec art l’incarcération de l’esprit au sein du corps. Distillant angoisse et mélancolie à pareil dosage, il nous raconte au bord d’un feu de camp déjà éteint et froid trois métamorphoses de l’enfance, chacune répondant aux autres depuis des souterrains sombres et glacés. Les enfants esseulés voyagent dans l’insondable noirceur de contrées kafkaïennes, luttent avec les défaillances qui sont le lot de la conscience et ne trouvent aucun repos dans l’univers parallèle et néanmoins tout aussi tordu du rêve. Songez-y à deux fois avant d’embrasser la connaissance de ces mystères amers car comme une entêtante ritournelle, ils habiteront longtemps votre mémoire. Un travail de maître, comme toujours avec Cartarescu.

Les éditions du Sous-Sol doivent désormais composer avec un féroce prétendant à leur titre (longtemps indisputé) de meilleure maison de non-fiction littéraire. Avec près d’une trentaine de titres (d’une qualité particulièrement relevée) publiés en cinq ans, les éditions Marchialy affichent insolemment, comme le boxeur ses KO, une fiche sans accroc. Dénicheurs de perles inconnues présentées avec un souci maniaque ou amoureux (mais n’est-ce pas un peu la même chose), ce trio d’éditeurs.trices frappe un grand coup avec L’appel du cacatoès noir. Premier récit de l’australien John Danalis, cette petite histoire d’une grande réconciliation se dévore au rythme des meilleurs vendeurs qui peupleront cet été les transats du monde entier. Imaginez seulement avoir grandi dans une maison familiale où un crâne aborigène tenait lieu de curiosité. Puis se rendre compte, à quarante ans, lors d’un cours universitaire de littérature autochtone, de l’atrocité de la chose s’étant faite banale en votre esprit par l’invincible force de l’habitude. C’est là le point de départ de la quête intime et politique de Danalis qui entreprendra alors de tenter de restituer le crâne aux hypothétiques descendants du défunt. Drôle, brillant, sensible et d’une honnêteté désarmante, L’appel du cacatoès noir vous entraînera au cœur du racisme, celui qui ne se cache pas et celui que l’on ne voit plus à force de le banaliser. On pense tout de suite à la fraîcheur des livres de Susan Orlean qui a sans doute ici trouvé un émule australien sans l’avoir cherché. Un très beau livre en résonance parfaite avec les préoccupations incontournables de notre époque.

Après l’exceptionnelle et déjà culte trilogie du Problème à trois corps, Cixin fait découvrir aux lecteurs francophones une genre traditionnel en Chine ; le roman de découverte. Embrassant encore plus son penchant pour la hard science, Cixin nous plonge dans le merveilleux processus de la science en train de se faire, balbutiante, tâtonnante, d’abord intuition, puis obsession, travail acharné, désespérance, sursaut et puis parfois, quand les astres s’alignent, le fameux bon conceptuel qui change notre rapport au monde. Toujours aussi hautement imaginatif et étonnant, Cixin place au centre de cette histoire admirablement ficelée les liens souvent troubles entre scientifiques et militaires. Laissez-vous encore emporter par le maître de la SF chinoise !

Rarissimes sont les esprits qui possèdent la hauteur de celui de Calasso, érudit passionnant et directeur de la prestigieuse maison italienne Adelphi. Dans ce huitième volet d’un cycle à explorer en totalité, l’écrivain s’intéresse à la forte présence des récits de chasse au sein de la mythologie mondiale (grecque, romaine, mais aussi védique et sibérienne). Prenant pour point de départ cette première métamorphose humaine, consistant à apprendre à se projeter comme prédateur plutôt que comme proie, à se changer ontologiquement grâce aux premières prothèses qu’ont été les outils et les armes, la pensée de Calasso essaime dans de nombreuses directions inattendues. Mêlant avec une grande clarté, anthropologie, philosophie, épistémologie, étymologie, théorie sur l’art et histoire, cet essai prodigieux prodiguera une nourriture céleste à tous les cerveaux qui n’ont pas peur de nager longuement parmi les nuages. Attendez-vous à être balloté du côté de chez Platon, Plotin, Aristote et même Turing ! Si vous aimez ces livres à la pensée touffue, au sein desquels on déambule en mendiant heureux de la connaissance (Danude de Claudio Magris, L’or du temps de Sureau) vous trouverez ici la voie royale pour cheminer joyeusement !

Qu’on se le dise, Ada Palmer est en train d’esquisser une œuvre qui va bouleverser la science-fiction au grand complet. D’emblée, avec le premier tome de sa tétralogie, elle se place très haut au-dessus de la mêlée, planant avec aisance, jonglant avec les concepts, les structures et les personnages avec une adresse absolument déconcertante. Dans un admirable pastiche de style voltairien, elle nous présente un vingt-cinquième siècle utopique dont les sources intellectuelles proviennent directement des penseurs des Lumières. Véritable laboratoire sociétal, cette civilisation du futur a éradiqué les distinctions de genre jusque dans le langage, elle se réunit par affinités électives plutôt que par famille nucléaire et elle choisit sa nation selon ses valeurs plutôt que selon son lieu de naissance. L’avenir semble radieux. Or, tout s’apprête à s’effondrer. Comme les Asimov, Le Guin et Herbert qui en leur temps ont révolutionné la SF, Ada Palmer va tout fracasser sur son passage. Déjà classique, instantanément culte ; appliquez l’étiquette que vous voudrez, mais lisez ce nouveau chef-d’œuvre sans plus attendre !