Activités de Thomas Dupont-Buist

Si vous fréquentez notre librairie depuis un moment déjà, vous avez eu la chance de la voir pépier entre les rayonnages, toujours le pied leste, un sourire espiègle au visage. Elle vous a régalé de ses plus belles lectures, éclectique et imprévisible comme elle l’est sur l’échiquier. Ou peut-être est-ce un instant de musique que vous avez partagé avec elle sans le savoir, considérant tout le sérieux avec lequel elle s’acquitte de fournir des bandes-son à vos bouquinages. N’empêche, après des centaines de livres-découvertes proposés à vos enfants, elle a finalement décidé de s’adresser directement à eux. Alexandra, notre chère libraire jeunesse, a ici concocté un album plein de poésie sur l’acceptation de ses défauts dans un monde lisse à l’excès. Sophie ne peut s’empêcher de se ronger les ongles, habitude jugée vilaine par sa mère qui a fait de la manucure ni plus ni moins qu’une religion. Elle a tout essayé, rien n’y fait, elle ne peut s’arrêter. Jusqu’au jour où elle rencontre un violoncelliste qui joue merveilleusement malgré (grâce à ?) la fameuse tare partagée… Porté par les illustrations rigolotes de Pascaline Lefebvre, ce tendre album ravira petits et grands !

Prix Femina 2013, ce bouleversant roman traite d’un sujet terriblement tabou, soit la traite d’esclaves africains par d’autres africains commerçant avec les européens. Le Conseil du pacifique clan Mulongo refuse d’admettre l’inadmissible évidence : les Bwele, belliqueux clan voisin, ont profité de la nuit pour brûler les cases de leur village et enlever douze hommes. Au même moment, les mères du clan sont tourmentées par des visions de leurs fils en souffrance. Frappées de tabou, elles sont isolées du reste du village. Bravant l’avis mortifère des anciens qui se complaisent dans un attentisme que motive une supposée tradition, une mère et un chef oseront braver l’interdit et entreprendre de tâcher de retrouver les enlevés avant l’inéluctable. Un grand roman africain porté par la plume affûtée et féministe de Miano. À classer aux côtés de classiques comme Tout s’effondre de Chinua Achebe.

Avec les adaptations très attendues de Dune (Herbert) et Fondation (Asimov), l’heure est à la (re)lecture des grandes fresques classiques qui sont devenues au fil du temps représentatives de la SF (ou du moins, de l’idée que la plupart s’en font). Même si Hypérion arrive plusieurs décennies après ces grands cycles, il n’y a aucun doute, la dernière place du podium lui revient de droit. Son inventivité est si vive que l’on ne peut l’imaginer sans y avoir mis le nez. Au centre de cette vaste trame narrative aux ramifications innombrables, il y a un groupe de pèlerins ne sachant rien les uns des autres et qui pourtant porte chacun sur ses épaules le poids des récits à la limite du concevable. Chacune de ces histoires est littérairement éblouissante, singularisant son style, pastichant de multiples genres et développant une voix unique. Le tout est pétri de culture classique et les références abondent pour ceux qui sauront les repérer. Un cycle majeur qui demeure étrangement encore peu connu du public francophone. Il est temps de remédier à la chose. Vous doutez encore? Oubliez cette effroyable couverture et relisez ce panégyrique. Vous m’en donnerez des nouvelles.

Après le magistral roman choral L’arbre-monde, Richard Powers nous revient avec un nouveau chef-d’œuvre à ajouter à une feuille de route déjà bluffante. Très maîtrisé dans leurs moindres détails, ces courts chapitres dépeignent par touches infimes la relation extraordinaire d’un père avec son fils singulièrement sensible et qui s’avère, depuis le décès tragique de sa mère, de plus en plus enclin à des accès de rage irrépressibles. Pour tempérer l’horreur du chaos politique et climatique qui s’abat sur l’ensemble de monde, plutôt que de miser sur la médicamentation comme le lui recommandent la plupart des médecins, Theo Byrne misera plutôt sur le renouement profond avec le vivant dans son ensemble, la relativisation par l’exploration d’exoplanètes lointaines ainsi que sur un curieux traitement expérimental impliquant une forme de méditation à partir d’imagerie cérébrale. L’hommage aux sciences et à la nature est particulièrement senti, surtout dans ce contexte d’attaques virulentes et constantes qui a fait les dernières années. Powers flirte ici sobrement avec l’anticipation, poétise les sciences, fait revivre l’intimité d’une famille avec une force d’évocation ahurissante. Profondément lucide, pourfendant la norme à tendance autoritaire qui fait des derniers résistants une horde de fous à interner, ce grandiose roman crépusculaire fendra les cœurs encore capables de s’émouvoir d’autre chose que leur ego toujours plus affamé.

On découvre ici avec grand bonheur le bédéiste d’exception qu’est le barcelonais Raul Arino. Gagné par les couleurs, les ambiances et la force naturelle de son dessin, c’est fiévreusement que l’on traverse cette histoire de rédemption, de vengeance, de passion et de musique. Colosse à la tête minuscule, au cœur tendre et au sang bouillonnant, Bluesman a refait sa vie suite à une sanglante affaire d’adultère et de meurtre. Heureux auprès de sa paisible petite famille, son passé ne tarde pas à le rattraper, l’obligeant à se souvenir de la douleur inhérente au blues, de la tentation de la vengeance et de la difficulté du pardon. Texte et image sont ici en parfaite symbiose et il n’y a qu’à se laisser émerveiller par cette histoire claire-obscure !

L’adage n’est plus à prouver : la réalité surpasse régulièrement la fiction. Les adeptes de romans policiers aux ramifications politiques seront ici confondus par cette grande enquête où tout a l’air de sortir d’une intrigue mafieuse alors qu’aucune preuve ne manque. Deux journalistes norvégiens nous font suivre ici l’haletante traque de chalutiers spécialisés dans la lucrative pêche illégale dans les eaux internationales antarctiques. Échappant selon toute vraisemblance depuis des années à Interpol et aux garde-côtes des grandes puissances, ces navires géants surnommés les 6 bandits usent des stratagèmes les plus retors pour pouvoir continuer de pêcher la légine (poisson surnommé « l’or blanc ») sans être inquiétés. Changement de pavillon en mer, modification du nom, sociétés écrans, largage de matériel, falsification de documents et même sabordage sont à compter parmi les pratiques douteuses de ces armateurs aux liens avérés avec la mafia galicienne. Jusqu’au jour où une campagne d’activistes de Sea Shepherd décide d’en faire leur cible prioritaire. S’entame alors une folle course-poursuite à travers les sept mers que l’on suivra habités du même suspense que celui qui caractérise les meilleurs polars. Puis l’enquête se poursuit sur terre, suivant la piste de l’argent, des blanchiments, des accommodements et des mystérieuses négligences qui jalonnent ce lucratif commerce illicite international. Un livre important et passionnant !

Le grand Ishiguro ne nous amène jamais où nous aurions pu le prévoir. Chacun de ses romans possède sa propre logique interne, ses questionnements intrinsèques et un style adapté pour servir ses propos renouvelés. Après le méta roman arthurien qu’était Le géant enfoui (2015), le nobélisé nous revient avec ce nouveau livre qui malgré la richesse de son propos et la qualité exceptionnelle de son traitement, semble si collé sur l’actualité qu’il donne l’impression d’avoir été écrit dans l’urgence. Échos pandémiques, survivalisme au pied de murailles fissurées, chômage généralisé et écrans omniprésents composent une bonne part de l’arrière-plan romanesque de ce récit. Relaté du point de vue de Klara, l’AA (Amie Artificielle) d’une jeune fille talentueuse mais frappée par la maladie, cette histoire semble faire office de fable moderne face aux transformations sociales à venir (ou partiellement avenues). La réflexion sur l’intelligence artificielle, la perte de capacités sociales, le posthumanisme appliqué aux enfants et le vacillement de la démocratie n’a ici rien de didactique. La grande force d’Ishiguro se prouve encore alors qu’il démontre par le ressenti, l’expérience quasi vécue, l’essence même de ces phénomènes. Nul besoin de pérorer, c’est ici dans le ventre que l’on sent le tremblement ébranler nos convictions. Un magnifique roman, touchant, poétiquement intelligent et si habile, naturel, qu’il en paraît presque simple à prime abord. À ajouter à la liste déjà longue des grandes œuvres signées Ishiguro.