Activités de Thomas Dupont-Buist

Après avoir sillonné les sept mers en compagnie de l’aventurier Peter Tangvald, les rêveries du dramaturge solitaire nous poussent cette fois-ci à prendre de multiples tournants en épingle à vive allure sur la Vespa du paternel. Chevauchant la phrase indomptée du génial Kemeid, nous voilà sur les traces d’un jeune égypto-québécois en cavale sur le Vieux Continent. Là où Tangvald pigeait allégrement dans le répertoire antique et tragique, Le vieux monde derrière nous préfère jazzer avec l’Histoire et la politique. Gil Kemeid persiste à surfer les grands courants qui agitent l’époque sans jamais y tremper ne serait-ce que le bout de l’orteil. La révolution, très peu pour lui, merci. Pendant que la jeunesse de 68 déboulonne le Vieux monde et ses affidés, que Franco aligne les récalcitrants contre un mur qui commence à peine à se fissurer, que les blindés piétinent la douceur du printemps et que les Colonels confisquent la démocratie à son berceau, le jeune étudiant en architecture fait le plein d’images d’Épinal en rêvassant à une jolie fleur de lys rencontrée à l’Expo 67. La phrase altière, souveraine, coule impétueusement entre les rocs esquissés par les cartes postales exhumées du père, rappelant l’adresse de Krasznahorkai et l’esprit de Magris. Un grand livre aussi dense que drôle, profond que virtuose.

Auréolée du prix Éco-Fauve du prestigieux Festival d’Angoulême, cette bande-dessinée poursuit son parcours d’exception. Adapté de l’essai citoyen de l’infatigable Anne-Marie Saint-Cerny, cet album synthétise admirablement les enjeux politiques et environnementaux d’une crise sur laquelle la lumière n’a toujours pas été justement faite. De grandes questions de société, d’urbanisme, de responsabilité (ou du manque de) se tricotent étroitement avec l’intime universel des familles endeuillées, des annihilés, de ceux qui continuent malgré tout, de ceux qui ne peuvent accepter que la menace n’est toujours pas écartée, que les vrais responsables du désastre sont toujours en opulente liberté pendant que leurs prolétaires de bouc-émissaires subissent les foudres de colères mal dirigées. Le dessin tout en émotions tremblées de Christian Quesnel est un requiem aux victimes, vibrant de couleurs aussi violentes que le drame. On pense à l’alliance de Chris Hedges et Joe Sacco sur Jours de destruction, jours de révolte qui mêlait avec la même force les destins individuels aux cataclysmes engendrés par les affres du capitalisme sauvage. Bref, une excellente BD qui rend les réflexions et l’enquête de Saint-Cerny accessibles à un tout autre public !

Pépite oubliée du riche catalogue de fantasy des Moutons électriques, cette saga n’a certainement pas obtenu le centième de l’attention qu’elle mérite. Assez classique dans son univers, cette série révèle dès ses premières pages le grand talent de conteur de Ceryan Dau. L’émerveillement est immédiat, façonné par un grand style descriptif qui restaure la crédulité enfantine et chasse sans peine les lambeaux de réel qui traînassent au coin de nos esprits surmenés. Dans un monde qui ne reconnait plus les zones d’ombre et les teintes de gris mais s’échine à contenir les actions morales soit du côté de la lumière, soit du côté de l’ombre, une troisième voie oubliée s’apprête à renaître. Sous les traits d’un jeune garçon ensauvagé, les voix défuntes des plus grands mages bleus chuchotent, réinterprétant l’énigme presque oubliée. En parallèle, un bâtard à demi noble s’efforce d’assumer les responsabilités de son héritage malgré le désamour ostentatoire de sa mère. Tous deux seront rapidement percutés par la noirceur du monde, les ambitions des jaloux et la brutalité de ceux qui se veulent pleinement monolithiques, lisses comme les pierres sous l’influence des courants jamais détournés. Longue vie au Livre de l’énigme !

Dans le sillage d’Une histoire de la lecture d’Alberto Manguel, il y a ce brillantissime best-seller espagnol qui a déjà séduit plus de 600 000 lecteurs et ce, malgré l’exigence de son propos. Le genre de chiffre qui redonne foi en l’humanité, n’est-ce pas? Traitant avec érudition et verve de la naissance des livres et de leur longue histoire de l’Antiquité à nos jours, cette synthèse n’hésite pas à faire le pont entre haute culture et références populaires sans sacrifier à la simplification. On y apprend aussi bien la signification du nom de Platon (« larges épaules », attribut dont il était particulièrement fier, semble-t-il) que le nombre de livres détruits lors du sac de la bibliothèque de Sarajevo ou de la fâcheuse tendance à faire disparaître des annales ce qui déride et fait saillir les pommettes. Avec une science consommée de l’anecdote, la jeune et talentueuse Vallejo nous raconte tant la fabrication des rouleaux de papyrus, que la passion dévorante de Ptolémée pour ces chimères de papier qu’il envoyait à grand frais chercher aux quatre coins du monde par ses cavaliers-bibliothécaires. Un livre pour tous les amoureux-ses des in quarto, réaffirmant de façon convaincante la pérennité des assises établies par cette épopée de plus de 2000 ans.

Pour inaugurer la splendide nouvelle maquette de Mémoire d’encrier, voici un texte phare. Phare en ce sens que solidement enraciné, il prévient des écueils, alors que son faisceau indique les possibles voies navigables et éclaire amoureusement les esquifs qui naviguent par trop au large pour que l’on arrive à les repérer sans aide. En toute honnêteté (concept cher à Baldwin et Styron), Abdelmoumen raconte cette formidable histoire qui transcende largement l’amitié improbable d’un petit-fils d’esclaves avec un petit-fils d’esclavagistes. Par-delà cette main tendue à travers les horreurs de l’Histoire, il y a les convictions et les doutes profonds de ces deux grands esprits du XXe siècle. Appropriation culturelle, liberté artistique et identités tressées y sont abordés en profondeur à travers le prisme de la confrontation engendrée par la publication des Confessions de Nat Turner. Le livre a beau dater des années 60, la question qu’il pose est d’une brûlante actualité : Est-il possible encore, aujourd’hui, d’écrire au je l’histoire d’un homme noir lorsque l’on est blanc ? En examinant la position de Styron, celle de Baldwin, celle des Ten Black Writers, on prend le temps de réfléchir sans se crisper, guidés en cela par le charisme, l’intelligence et l’humour de la québécoise aux multiples héritages. C’est si passionnant que la première chose que l’on a envie de faire en en sortant, c’est de plonger dans Baldwin, dans Styron, dans Griffin, dans Angelou, bref, la table est mise pour d’innombrables autres lectures !

Ceux qui n’ont pas encore le bonheur de connaître l’œuvre ironique et pleine d’esprit de Catherine Mavrikakis se voient ici offrir une opportunité unique de sauter dans un train qui file à vive allure vers la postérité. La haute culture y déambule tout en langueur dans le palais des glaces aux vanités, les éclats de rire en coin réverbérés, repris en écho par les morts illustres qui sont le terreau fertile sur lequel poussent les histoires de la grande dame. Aussi bref qu’irrévérencieux, Impromptu relate la rencontre d’une étudiante talentueuse avec l’un des derniers digne représentant de la Vieille Europe. On ne peut plus Mitteleuropa, le grand spécialiste du romantisme allemand impressionne son émule à l’extrême par un mélange de condescendance, de chic pour le toc de l’Europe montréalaise et de grandiloquence. Même si sa pingrerie est sans borne et que ses référents sont statufiés. Oscillant entre admiration et désacralisation, ce petit livre d’équilibriste drolatique est l’une des belles surprises de cette rentrée hivernale.

Phénomène de la littérature mondiale, ce splendide livre-univers nous vient d’un auteur dramatique autrichien encore largement inconnu du monde francophone ; Philipp Weiss. Retenez bien son nom car il disparaîtra bientôt derrière une poignée de pseudonymes dialoguant par-delà les siècles et les continents. Pour notre sublime sidération, le magicien des lettres ne reculera devant aucun stratagème pour faire vivre ses idées les plus folles. En un peu plus de mille pages, nous aurons largement le temps de nous émouvoir avec une bourgeoise-révolutionnaire au cœur de la Commune de Paris, d’arpenter les rues d’un Tokyo post-séisme en proie au chaos en compagnie d’un amoureux transi et de nous retourner les méninges en réfléchissant au désastre naturellement balafrant de l’anthropocène avec une scientifique aussi brillante que dépressive. Puis, nous écouterons en tremblant la voix enregistrée d’un jeune garçon errant dans les camps de réfugiés de Fukushima, nanti de la poésie des enfants et des mésadaptés de Gary. Et pour le bouquet final, vous aurez même droit à un manga halluciné ! La maestria de Weiss est proprement ahurissante, chaque livre, chaque voix, nous entraîne ailleurs, dans d’autre considérations, sous l’égide d’un autre style. Vous ne tarderez pas à le comprendre, Weiss peut tout faire et il s’apprête à faire de grandes choses. Cette entrée en matière, déjà incomparablement plus consistante que la plupart des gueuletons que l’on passe nos jours à avaler, est un jalon considérable pour l’humanisme ironique en plus d’être une pièce de choix pour le bibliophile fâché avec les reliures cassées !

Amorcée au début des années 2010, la grande entreprise de retraduction des œuvres de Tolkien par le québécois Daniel Lauzon se poursuit avec le légendaire Silmarillion. Ne lésinant pas sur les moyens, les éditions Bourgois nous offrent cette riche édition reliée et illustrée par le canadien Ted Nasmith. On se replonge avec délectation dans cette genèse de la terre du Milieu qui emprunte tant aux sagas islandaises qu’à la Bible et au poème épique Beowulf. En se penchant sur les évènements fondateurs du premier et du deuxième âge, les zones d’ombres du troisième s’éclairent. Moins incarné que Le seigneur des anneaux ou Le hobbit, cette œuvre épique procure le frémissement propre aux chansons de geste ou aux légendes scandées. Eldars et elfes s’y révèlent aussi doués pour la perversion et la corruption que leurs cousins plus tardifs. À l’approche de la tant attendue série télévisuelle des Anneaux de pouvoir, plongez-vous dans la matière première d’arcs narratifs à venir !