Activités de Thomas Dupont-Buist

lusieurs adeptes de l’écrinature (francisation du nature writing selon Louis Hamelin) connaissent très bien l’œuvre d’Edward Abbey (Désert solitaire). Moins nombreux sont ceux qui connaissent celle de Wallace Stegner, également chantre de l’Ouest américain, mais appartenant à une génération ayant précédé Abbey. Il est temps de remédier à cette conjecture. Récemment publié chez Gallmeister, le recueil de textes Lettres pour le monde sauvage est une excellente façon de s’initier à la magnifique prose de Stegner. En apparence banals, les souvenirs qu’évoque l’écrivain brossent admirablement le portrait d’une Amérique rurale aux portes de la modernité, aujourd’hui vraisemblablement oubliée par le plus grand nombre. La majesté des descriptions dépeignant une nature préservée et aride côtoie de solides réflexions sur l’identité américaine, le mouvement et les renoncements de la modernité. Exquise personnalité, style élégant et finesse dans la pensée, on trouve tout cela chez Stegner et on ne peut que se réjouir de voir un être aussi remarquable reprendre la place qui lui revient sur les tablettes.

À mi-chemin entre le récit et l’essai, le nouveau livre de la rédactrice en chef de Lettres québécoises développe une intéressante réflexion sur celles et ceux qui choisissent de militer loin des projecteurs, n’acceptant pas le monde dans l’état dans lequel on leur a légué. En relatant l’implication de sa grand-mère dans des projets de recyclage et de financement communautaire au Saguenay (à une époque où c’était fort rare), puis l’engagement au PQ de sa mère et finalement sa propre action en faveur des Roms en France, Abdelmoumen réfléchit à voix haute sur ce qui nous pousse à lutter. De quoi inspirer les débectés de l’injustice qui comme plusieurs avant eux trouverons dans le militantisme un remède à la débâcle mondiale et à la dépression qui guette les esprits conscients.

Voici hors de tout doute le livre le plus marrant de 2023 ! Et on va se le dire, avec les annus horribilis en passe de former une décennie horribilis à force de se succéder dans l’affligeant, on a bien besoin de se dilater la rate un petit coup. Initialement paru sous forme de balados sur la chaîne nationale, cette adaptation en « p’tit bonhommes » (comme le dit l’auteur) est si naturelle qu’elle paraît même avoir été sa forme première. Il faut en remercier Xavier Cadieux qui accroît considérablement l’absurdité d’un propos merveilleusement con tout en étant documenté avec soin. Près du strip et de la caricature, le dessin sert admirablement la narration de l’humoriste Charles Beauchesne. En vous divertissant follement, vous apprendrez que le monde est con depuis la nuit des temps (c’est un secret seulement pour les cons, bien sûr). Instruisez-vous à propos du chalet d’Hitler, des frasques du baron de la jeunesse Disney, de la grande inondation de Mélasse de Boston et d’une foule d’autres sujets plus étonnants les uns que les autres. Voici une bande-dessinée à laisser traîner partout et à potasser au hasard des envies ou des déprimes à chasser !

Chaque livre de Rébecca Dautremer est un rendez-vous que je ne raterais sous aucun prétexte. Après la dentelle de Midi-Pile, le leporello Une toute petite seconde, digne des plus grandes fresques, la grande artiste nous revient avec ce livre musicalement illustré. Accompagné d’un CD et d’un accès pour l’écoute en continu, il peut de découvrir de multiples façons. Suivrez-vous les nouvelles aventures de Jacominus en écoutant la douce voix de l’autrice vous faisant la lecture accompagnée d’un génial band de jazz ou préférerez-vous l’intimité partagée avec votre enfant en ranimant vous-même les tendres souvenirs de deux vieux amis ? D’une poésie délicieuse, cet album nous entraîne à la recherche d’une chose infime et pourtant capitale qu’il nous faudra extirper des caprices tortueux de la mémoire. Une ode à l’amitié qu’il fait bon célébrer en regardant le temps qui passe. Sifflotez un air de nostalgie et complaisez-vous encore un peu dans ce bonheur tranquille à partager. Si on s’écoutait, on encadrerait la moindre des pages de ce livre pour tenter de percer à jour le secret de la sublimation.

Quelle trajectoire tragique que celle d’Edmond Albius, découvreur spolié de la méthode de pollinisation manuelle de la vanille ! Si la réunionnaise Gaëlle Bélem n’en avait pas tiré un roman, il aurait fallu y mêler la fureur des cieux, des chœurs immenses et des cothurnes démesurés afin d’en faire ressortir le potentiel dramatique. De l’histoire avérée, l’habile Bélem fait admirablement littérature, se déployant entre les maigres échos du passé pour faire fleurir cette vie de papier. Né esclave, Edmond est recueilli par un riche propriétaire terrien en deuil et qui se pique de botanique. Dès sa prime enfance, il montre un don extraordinaire pour cette discipline, mâtinant son créole de latin en arpentant les jardins d’orchidées de son protecteur provisoire. Surnommé le Linné Noir, il surclasse ses blancs contemporains en craquant le code vanille sur lequel tous s’échinent depuis des années, en vain. L’histoire des sciences est cependant désespérément constante dans l’accaparement rapace par des hommes blancs des découvertes effectuées par des femmes ou des individus racisés. Edmond, vous l’aurez deviné, finira dans l’indigence et l’oubli, partageant en cela le funeste sort d’illustres oubliés. Avec ce deuxième roman mitonné avec art, faisant la part belle aux savoirs de chlorophylle, Gaëlle Bélem se place à l’avant-garde d’une audacieuse francophonie !

Après le triomphe bluffant du Problème à trois corps, le maître de la SF chinoise revient dans cette suite tout aussi novatrice. Avec une capacité d'imagination et d'analyse hors du commun, Cixin place l'humanité au bord du gouffre en lui donnant pour unique espoir un sociologue lambda sensé élaborer entre ses deux oreilles un plan s'échelonnant sur près de 400 ans qui saura faire face à une menace sans précédent. Entre les théories scientifiques élaborée dans une foule de domaines avec une même attention accordée aux détails, les passages de poésie contemplative, les discussions d'états-majors et jusqu'à celles de retraités dépassés par l'époque et ses cruelles exigences, Dans la forêt sombre surprend sans arrêt son lecteur, gardant la barre aussi haute que pour son premier volume. Addictif, exigeant, intelligent: la table est mise en vue de la conclusion pour laquelle il faudra encore patienter quelque peu. Patience!

Il faudra probablement que Fred Pellerin expire pour que le milieu littéraire reconnaisse enfin l’immense importance de son œuvre. Bien à tort confiné à la niche folklorisante, il suffit portant de lire quelques phrases de n’importe lequel de ses livres pour se rendre compte que le conteur est aussi l’un de nos plus grands poètes, jouant avec la langue en virtuose autodidacte, génie des lettres patanté à la Brassens, rafistolant les mots comme Godin et Miron pour broder une verve digne de Ferron et Fréchette. Derrière ses histoires en apparence cocasses et extravagantes, il aborde toujours avec profondeur un aspect essentiel de l’expérience humaine. Dans La descente aux affaires, il traite admirablement de la question de l’argent et plus particulièrement celle de l’avarice. Son Toussaint est certes plus attachant que le Séraphin de Grignon, il n’en grignote pas moins chaque jour son capital temporel à décompter ses écus, à calculer les bénéfices de la tromperie et à épargner ce qui ne procure de joie que partagé. Une équation que nombre de Québécois.e.s feraient bien de computer en un complément essentiel au memento mori.