Activités de Thomas Dupont-Buist

À la suite des Choses humaines, le précédent roman de la géniale Karine Tuil, La décision se veut un laboratoire pour la morale et l’éthique en ces temps troublés. Avec la même finesse de pensée, l’infinie variation de nuances infimes et pourtant cruciales, elle nous démontre toute la complexité de la tâche des juges d’instruction antiterroristes. A-t-on le droit de suspendre la présomption d’innocence pour les citoyens français revenant de Syrie ? Et si l’on répond par la négative, comment prévenir les risques d’attentats (sachant que les services de renseignement n’ont pas assez d’effectifs pour surveiller étroitement tous ces ressortissants) ? Au cœur de ces questionnements cruciaux, une juge devra démêler amour, famille et travail alors que le drame plane au-dessus de la moindre terrasse, de chaque bar ou salle de spectacle. Un roman qui rappelle le formidable L’intérêt de l’enfant de Ian McEwan. Brillant, inlâchable et nécessaire !

Près de 8 ans ont passés avant que nous puissions avoir accès à un autre pan de l’œuvre méconnue et pourtant géniale d’Alexander Ilichevsky. Très différent du Persan (2014), Les anarchistes expose la réflexion en mouvement, polarisante et à la vérité si fuyante, rappelant les longues discussions enflammées et les dilemmes moraux des romans de Dostoievski (Les frères Karamazov, Crime et châtiment, L’idiot). Tourmenté comme un Aliocha perdu en pleine modernité, Piotr Solomine ne trouve réconfort qu’en la réclusion, l’admiration champêtre et la peinture le nez au vent, le chevalet posé à portée d’oreille du murmure d’un ruisseau ou au creux d’une colline arborée. La nature est ici dépeinte de façon admirable, révélant un pendant russophone à la chasse bien gardée du nature writing, traditionnellement américain. Cette tranquillité sanitaire est toutefois mise à mal par la relation malsaine qu’il entretien avec sa femme Katia, héroïnomane à perpétuité. Dans l’agora de ce village, les idées et la morale sont perpétuellement brassées, une galerie de personnage adoptant un large kaléidoscope de points de vue sur la façon de mener une vie bonne. Est-il acceptable de refuser de faire partie de la société, de la moindre communauté ? Avons-nous l’obligation morale de faire œuvre utile ? De nombreuses autres question de cet ordre traversent ce dense roman qui nous imprègne aussi durablement que le souvenir d’un paysage d’enfance.

Près de 40 ans après le début de la formidable aventure Maulaussène, Pennac clôt de façon magistrale son cycle légendaire. Faisant directement suite à Ils m’ont menti (2017), le premier volet du Cas Malaussène, ce dernier tome démarre sur les chapeaux de roue et maintiendra cette infernale cadence tout au long de ces quelques quatre cents pages. N’oublions pas que la saga avait d’abord été accueillie dans la célèbre collection Série Noire et continue admirablement de détourner les codes du polar pour les adjoindre à cet humanisme drolatique et saupoudré d’argot qui fait tout le sel de cette série ! Retrouvez toute la tribu et ses nombreux affidés pour un dernier épisode comprenant, dans le désordre et entre autres : un cimetière célèbre survolant Belleville, un cartel pervers qui fait le commerce de jeunes Brésiliens spécialistes du ballon rond, un Malaussène nobélisé, un enlèvement artistique et encore une bonne dose de déjanté dont Pennac a le secret. Merci pour tout les Malaussènes, avec vous une époque s’achève !

Les œuvres de Madeline Miller sont rares, ce qui fait de la moindre nouvelle un évènement éditorial. Pour patienter jusqu’à la parution prochaine d’un roman autour de Perséphone, voici une courte nouvelle d’une quarantaine de pages qui renverse la perspective du mythe de Pygmalion. Au tour de la statue animée de raconter sa version. Exit le sculpteur génial transi d’amour, Galatée brosse plutôt le portrait peu flatteur d’un misogyne maladivement jaloux et possessif qui n’hésite pas à séquestrer sa femme pour rejouer à l’envie la genèse de son absurde fantasme. Toujours aussi pertinente et percutante dans sa réinterprétation des mythes grecs, Miller réussit de nouveau le tour de force accompli dans Le chant d’Achille et Circé, soit transposer ces histoires millénaires vers une forme de récit abordable et inlâchable.

Près d’une décennie après le bouleversant Jack Joseph : soudeur sous-marin, le maître canadien du comics revient à une histoire plus intime, à cent lieues des pogroms de robots relatés dans Descender, l’admirable série asimovienne. Comme dans le classique Sweeth Tooth et dans Jack Joseph, la figure du père angoissé-protecteur se trouve au centre de ce récit qui a longtemps mijoté dans la portion mélancolique de l’esprit de Lemire. Navigant avec peine à travers les hauts fonds du deuil, William Warren erre dans une ville anonyme et infinie d’où semblent surgir tous les jours de nouveaux champignons de verre et de béton, indifférents aux tracas de leurs habitants de chair et de sentiments. Inspecteur en architecture urbaine, il traîne son air hagard de chantier en chantier, de plus en plus convaincu que sa fille cherche à le contacter par tous les moyens dont disposent les morts. Pour arriver au terme du labyrinthe du chagrin, il flirte de plus en plus avec la folie des désespérés. Aquarelles et encres composent magnifiquement la trame de ce touchant roman graphique au rythme contemplatif.

Au creux des vielles forêts éclaircies des Ardennes, lieu de quiétude presque paradoxale au regard de la sémantique charriée par les charniers de l’Histoire, François Sureau nous convoque à une ballade ascétique en compagnie d’amants aventuriers. Tout en ellipses et en formules à méditer longuement, l’énarque le plus talentueux des lettres déroule pour nous dans ce récit la rencontre de l’extraordinaire Elizabeth Prévost, femme d’une liberté trop totale pour l’époque (ce qui explique sans doute le brouillard qui dissimule son souvenir) et d’un Blaise Cendrars d’un demi-siècle en panne de cette vitalité si torrentielle qui a caractérisée le reste de sa vie de bourlingueur au long cours. En invitant quelques-unes des figures tutélaires auxquelles nous a habitué Sureau (Apollinaire, François d’Assise et de nombreuses autres envers lesquels la mémoire aura été plus capricieuse), on chemine dans un silence monacal, trop conscients de la fragilité de cet idylle passé pour risquer de craqueler cette beauté de porcelaine. En s’abreuvant à la nature, cette jouvence ancienne qui a fait le bonheur des ermites de tout temps, on sent la sève circuler de nouveau en nos carcasses jusqu’alors hibernantes.

SOUVENT, NOUS METTONS L’ ACCENT sur les technologies physiques : les ordinateurs, l’imprimerie, les machines, les vaccins, les charrues ; nous savons comment l’arrivée de chacune d’entre elles a changé à jamais les capacités et la condition humaines, mais il existe aussi les technologies intellectuelles, dont l’impact métamorphose tout autant le monde : la géométrie, l’éthique conséquentialiste, la méthode scientifique, la théorie microbienne, la révélation que tous les humains, pas seulement les élites, sont éducables et capables de se connaître et de se gouverner eux-mêmes. L’une de nos technologies intellectuelles les plus puissantes est la fiction spéculative. J’étudie la Renaissance : ces siècles où l’espoir d’un meilleur monde résidait seulement dans le passé, à contempler un âge d’or fictif pour tenter de réparer le statu quo. Mais nos espoirs, grâce à la fiction spéculative, se situent dans cent mille passés, présents et futurs dont la myriade d’alternatives fait éclater comme une bulle de savon l’illusion que les uniques façons de vivre et de se constituer sont celles que nous avons déjà essayées. L’invention de la fiction spéculative ouvre pour toujours les milliers de possibilités, qui nous préparent plus que jamais dans l’histoire de la Terre à voir nos défauts et à agir en conséquence. En tant qu’historienne, j’ai vu les siècles qui ont manqué de cette liberté, mais nous, explorateurs de mille mondes, savons que nous avons besoin d’un monde meilleur, et que nous pouvons le faire.

La pièce inaugurale de Gabrielle Chapdelaine, Une journée, avait largement démontrée la truculence de l’esprit de son autrice. En s’emparant ici de cette œuvre théâtrale méconnue de Balzac, Gabrielle Chapedelaine prouve toute l’ampleur de sa polyvalence et de sa virtuosité. Sise au pays de l’Argent (qui en plus d’être sans odeur, comme le dit l’adage, est aussi sans frontières), cette fable n’a pas prise une ride. Les objets de spéculation se dématérialisent et les transactions sont si rapides qu’elles sont devenues intelligibles aux seuls esprits machiniques. Or, les voies de l’argent n’ont pas changé. Pour que l’ascension advienne, la chute des autres doit tenir lieu de contrepoids. En transposant la déroute de Mercadet le boursicoteur en notre « sale temps » (pour reprendre les mots de Jean-François Nadeau), Chapdelaine prouve toute l’actualité de l’œuvre de Balzac (constat que l’on fait triplement en lisant Les illusions perdues ou Splendeurs et misères des courtisanes). Remplacez les diligences par des trottinettes électriques, le charbon par des cryptomonnaies et la East India Company par l’Amazonie et ne vous étonnez pas si les archétypes et les concepts paraissent immuables. Toujours sur le fin fil de la saillie qui tranche, Chapdelaine offre un texte de haut vol, arrangeant un mariage de raison entre un spleen désabusé et un sens du dialogue rythmé qui ravira les adeptes de télé. À tous ceux qui ne parviendront pas à corrompre une quelconque instance pour assister à la dernière semaine de représentation du grandiose spectacle au Théâtre Denise-Pelletier : votre seule option pour ne pas perdre la face en société sera de vous procurer le codex !

Rien ne semble avoir la force d’étonnement du célèbre cycle du Problème à trois corps ? La réponse au maux d’encroûtement littéraire réside chez l’auteur de l’immense chronique de l’âge du premier contact ; Liu Cixin. L’extraordinaire collection Exofictions publiait l’an dernier le premier tome des nouvelles complètes du maître chinois de la hard SF. Un deuxième tome paru cette année complète la somme. Aussi renversant que la rare Ted Chiang ou que le jeune Rich Larson, Cixin prouve ici qu’il sait être aussi dense et original dans la forme courte que dans ses romans. Malgré une fascination militariste parfois consternante, Cixin explore philosophiquement et poétiquement les abysses des paradoxes physiques, rend hommage à Jules Verne et donne même à ses aficionados le plaisir de retrouver le désagréable et néanmoins légendaire Ding Yi. Bouclez votre ceinture pour revivre l’histoire à l’envers en vivant la naissance comme une mort, adoptez la taille d’un microbe pour survivre aux changements climatiques et fuyez la mort du soleil à bord d’un vaisseau nommé Terre (entre autres aventures improbables) !