Activités de Thomas Dupont-Buist

Avis aux chercheurs perpétuels de chef-d’œuvre : arrêt obligatoire sur la case Kraszanahorkai sous peine de chuter durement au fil d’un serpent coloré jusque dans la fange des regrets post-mortem. Il y a de nombreuses raisons qui font que le maître hongrois est régulièrement pressenti pour le Nobel de littérature et elles vous seront toutes exposées dans ce grandiose roman. Tout à fait dans la lignée de La mélancolie de la résistance, ce nouveau livre expose l’absurdité de l’existence bien mieux que tous les traités de physique et de logique qui eurent l’heur de rendre Cantor à demi-fou. En déroulant ses phrases amples et rondes comme des vagues, puissantes et longues, Krasznahorkai met en scène un spécialiste déchu des mousses (vous avez bien lu !) qui fait chaque jour ses exercices d’immunisation à la pensée, une bande de motards qui camouflent leur néonazisme sous le paravent commode du « nationalisme » et un baron désargenté en quête d’un amour de jeunesse pour redonner un peu de sens rétrospectif à la vacuité qu’il faut bien appeler sa vie. On rit beaucoup dans ce livre, mais ce n’est certainement pas parce que c’est drôle. Le rire y est une forme de consolation ou d’art martial nécessaire à la prolongation du programme présumé évolutif. Un livre extraordinairement brillant, dense, touffu, original et parfaitement réfléchi. Comme le point final à une œuvre magistrale et pourtant vouée aux flammes par le règne de gens pour qui la littérature n’est qu’un écho faiblissant d’un monde révolu et poussiéreux.

Humour et roman post-apocalyptique ne vont pas nécessairement de pair, je crois que vous en conviendrez. Or, Marguerite Imbert arrive à forger ce rarissime alliage en dosant savamment ces deux composantes. À bord d’un sous-marin gouverné par un adulescent tyran obsédé par des jeux-vidéo vintage, une société de rescapés de l’effondrement écologique subsiste du fruit de ses rapines. Sauvé du naufrage par ce Nautilus du XXIe siècle propulsé par des krakens toxicomanes, le naturaliste Ismaël et ses compagnons d’infortune intègrent cette micro-société expérimentale (un motif chez Imbert qui situait son premier roman en pleine ZAD). Ils se mettent sans plus tarder en quête de l’Azote Bleu, cette hypothétique portion d’océan épargnée par l’acidification extrême. Mais chacun n’a pas révélé tout son agenda ! En parallèle, on découvre la société semi-fasciste des survivants de Rome menée par la Méta-Reine, une transhumaniste demi-cyborg affectionnant tout particulièrement les arbres. La force des cultures et des personnages inventés par Imbert est indéniable, son sens du récit imparable. Voici une nouvelle plume de l’imaginaire francophone qui par sa grâce désabusée et l’originalité de son ton saura convaincre une foule de lecteur aussi conscientisés que déprimés !

Fameuse prise des perspicaces éditions Atalante que Nghi Vo, cette nouvelle autrice américaine ! Frayant dans les parages auxquels nous a habitué Ken Liu (avec la Dynastie des Dents-de-lion), Nghi Vo semble prendre un malin plaisir à mélanger la matière des contes traditionnels asiatiques avec une fantasy fluidifiant les genres. Accompagnant en cela la vague Becky Chambers, aussi à l’aise qu’elle dans la forme très courte, elle nous offre chaque fois de petits joyaux étincelant d’intelligence et d’espièglerie. Dans ce second volet des Archives des Collines-Chantantes, on suit avec ravissement les efforts de l’adelphe Chih qui, prisonnière de « trois tristes tigres[ses] » tâche de raconter une histoire de la bonne façon, en ménageant les sensibilités potentiellement mortelles de son public aux crocs acérés. Clin d’œil certes aux Mille et une nuits, mais aussi jeu méta sur la façon dont les histoires fluctuent au gréé des caprices des vainqueurs. Voici de la fantasy aussi drôle que brillante, aussi originale que captivante !

En une forme d’hommage romanesque au concept de « lieu de mémoire » cher à l’historien français Pierre Nora, Jonathan Coe explore en sept moments historiques des instants névralgiques pour l’identité britannique. Ses personnages y vivent sur un temps long comme dans une saga familiale des plus classiques, polarisés par la marche de l’histoire, tantôt s’unissant autour d’une figure (Lady D, Churchill et même James Bond) ou d’un principe, tantôt séparés par la faille qui s’ouvre soudainement sous leurs pieds. Aussi habile que dans ses classiques (Testament à l’anglaise et autres romans sociaux), Coe arrive à nous intéresser à la vie de cette famille ordinaire de la classe moyenne et dont la trajectoire est intimement liée à celle de l’usine de chocolat Cadbury située à Bournville. En extrapolant sur le libre arbitre et les avenues tant ouvertes que scellées par un choix, Le royaume désuni¸touche aussi par moment à une mélancolie sublimée. Voilà un livre tour à tour drôle, brillant et très éclairant quand il s’agit d’expliquer les paradoxes d’un empire éclaté. En tentant de préserver la tradition à tout prix, d’en exclure ceux qui pourraient la nourrir, l’identité ne devient-elle pas rien d’autre qu’une parodie d’elle-même ? Ne l’oublions pas : la souche, par définition, est morte. Jonathan Coe nous dit cela bien mieux et bien d’autres choses encore en nous racontant cette grande histoire.

Publié en langue originale avant Fille, femme, autre et Mr Loverman, cette uchronie audacieuse de Bernardine Evaristo est ici traduite pour la première fois en langue française. Par un intelligent procédé de renversement, l’autrice s’imagine l’esclavage à l’envers de ses tristes assises historiques. L’Afrique noire devient un richissime empire colonial qui prospère grâce à la traite des Blancs européens. L’idée est singulière et révèle l’ampleur de la barbarie instituée sous laquelle le grand débalancement mondial put avoir lieu dans la négation la plus totale de la commune humanité. Une grande quête de liberté qui nous rappelle sa valeur et sa fragilité en nous faisant expérimenter l’allure effrénée de la fuite et la paranoïa des traqués. Voici un livre qui annonça en son temps des livres importants comme Underground railroad de Colson Whitehead et La saison de l’ombre de Leonora Miano.

Plus de quinze ans se sont écoulés depuis la parution de la nouvelle Le service des dames au sein du recueil Janua vera. Le maître incontesté de la fantasy française y mettait en scène un mystérieux Chevalier aux épines, incarnation du preux aussi prompt à mettre son épée au service des offensées qu’à jouter pour défendre un honneur inbafouable. C’était l’hommage du lettré médiéviste Jaworski à ses encyclopédiques lectures chevaleresques faites d’épopées, de lais, d’odes et de ballades issues de la Matière de Bretagne, de Chrétien de Troyes et de Martorell (pour n’échantillonner que très brièvement parmi son panthéon). Ses fidèles lecteurs resteraient marqués par cette histoire sans suite se déroulant au sein des Récits du Vieux Royaume dominés par un assassin au ton casanovesque nommé Benvenuto. Aujourd’hui, avec le premier tome de la trilogie des Chevaliers du Vieux Royaume, Jaworski renoue avec Aedan de Vaumacel en le plaçant au centre de cette aventure échevelée. Au sommet de son art, le romancier combine le rythme implacable des meilleurs bâtisseurs d’intrigue, le haut style qui a fait la gloire de son blason et le caractère imminemment épique de ses épopées. Derrière un tournoi qui vise à restaurer l’honneur d’une duchesse répudiée se tapissent des enjeux autrement plus sérieux alors que Bromael s’apprête à envahir les marches voisines, que les morts s’agitent dans leur crypte, que les mignons disparaissent des villages environnants et qu’un certain assassin ne ménage pas ses vieux os pour accomplir les desseins nébuleux de son maître républicain. Déjà un immense classique de la fantasy ! Vivement la suite !

Pour mieux comprendre les extravagances d’Elon Musk, de nombreux pontes de la Silicon Valley et autres enthousiastes du transhumanisme et de ses promesses de vie éternelle, il faut lire cet éclairant petit livre concocté par le rédacteur en chef de Philosophie Magazine, Michel Eltchaninoff. Financées à grand renfort de budgets pharaoniques puisés dans les départements de Recherche et développement d’entreprises transnationales aux PIB équivalents à ceux de nombreux États, ces projets sur l’humain augmenté sont en grande partie le produit des idées d’abord véhiculées par les cosmistes russes du XXe siècle. Nouvelle égérie idéologique du Kremlin, cette mouvance a été réhabilitée au courant des dernières années après avoir été jugée en son époque soit trop farfelue, soit trop subversive. Que se soit les visées d’expansion cosmique aux connotations sacrées de Tsiolkovski, le devoir de résurrection des générations antérieures qui incombe à celles qui suivent prêché par Fiodorov ou l’idée de noosphère chère à Vernadski, Eltchaninoff syhtétise et raconte l’histoire de ces idées provenant de textes peu traduits en français. En bon littéraire, il évoque aussi les liens entre ces idées et l’œuvre de Boulgakov, Dostoievski et Platonov, pour ne citer qu’eux. Vous sortirez de cette lecture aussi perplexe qu’éclairé !

Brillamment conçue et dessinée, cette initiation au droit international est à placer entre toutes les mains. Avis aux cyniques (parmi lesquels il m’arrive de compter), vous trouverez aussi votre compte dans cette histoire critique de ce jeune domaine juridique où tout reste à faire. Rien d’hagiographique ici, puisque l’un des lecteurs fictifs qui accompagne notre lecture (efficace procédé) met un point d’honneur à souligner les failles, les points aveugles et les échecs de la discipline. Unissant la naissance du droit international à la promulgation du Traité de Tordesillas (qui en 1494 scinda l’Amérique entière), l’épopée relate les étapes charnières qui menèrent à la Société des Nations, puis à l’Organisation des Nations Unies et à la Cour pénale internationale. Les grandes idées et mouvances qui l’animent sont aussi synthétisées en n’hésitant pas à faire la part belle à l’humour. Outil à l’efficacité fluctuante et contestable, le droit international n’en demeure pas moins une façon prometteuse d’agir sur le monde de demain et de faire pression sur les états qui ont des comportements répréhensibles (parfois à l’endroit de leur propre population). Souhaitons toutefois qu’advienne (pour peu que les puissants y consentent) un peu plus de force de contrainte afin que les jugements qui sont émis ne puissent plus être écartés par ceux tiennent le gros bout du bâton. Une excellente BD, à la pédagogie louable et au dessin admirable !

La nouvelle aventure du poète le plus en forme de la planète littéraire aurait pu être sous-titrée « éloge de la fuite » en un supplément au voyage philosophique de Laborit. À tous les maux, le montagnard des lettres oppose le même remède : partir. Si la mécanique du corps en marche n’opère pas dès le premier jour de locomotion, répétez jusqu’à l’obtention de résultats satisfaisants. Voilà un viatique fort simple qui fonctionne à tous les coups pour moi, pour Tesson et nombre d’amoureux de l’effort et de collectionneurs de paysages. En suivant Tesson et ses amis au cours de leur traversée des Alpes planches aux pieds, on ressent notre attention au monde se raffermir, nos problèmes se diluer dans l’immaculé et notre soif de liberté s’accroître. On ressasse comme de prégnantes ritournelles les phrases aériennes du grand styliste et pour un moment cette philosophie du grand air nous suffit. Le froid nous éveille, la lumière déploie ses jeux aux variations infinies, les muscles s’éreintent à grimper quotidiennement mille mètres avant de soupirer de grâce en trouvant à la cime ou en fond de vallée le confort rustique d’un refuge à animer. L’ankylosé de la facilité desserre sont emprise et le recul sur le quotidien aère le monotone de nos pensées. À la fin, on serre fraternellement la main de nos camarades et on repart dans la folie sociétale, non pas guéri, non pas sauvé, mais gratifié d’un sursis. Nos poumons sont suffisamment gonflés pour tenir jusqu’à la prochaine bouffée.

La traduction de l’œuvre de la fascinante Mariana Enriquez se poursuit avec la publication de son premier recueil de nouvelles. On y repère aisément l’esquisse alerte des thèmes développés plus en profondeur dans le grandiose Notre part de nuit. Avis aux âmes sensibles : il vaut peut-être mieux rester parmi les vivants que de s’embarquer sur la barque de cette contemporaine passeuse de l’Achéron qui tutoie les morts et fait la sarabande avec les démons qui les tourmentent. Ne vous surprenez pas, alors, de faire prendre l’air hors de sa tombe au bébé qui fut votre tante et d’évoquer de puissances anciennes pour résoudre d’adolescentes jalousies. Vous tâcherez de partir vite et de revenir tard (pour paraphraser Fred Vargas), mais les malédictions vous rattraperont toujours et les cadavres trouveront d’inventifs moyens de se manifester, par les nerfs comme par le nez. Écoutez la poésie arythmique des cœurs malades, dévorez vos idoles pour assurer leur postérité et participez aux essaims de fantômes qui fonderont des pandémies nouveau genre. Cela devrait vous procurer quelques frémissements avant que ne vienne le temps de la tombe et que ce genre de sombres mignardises ne vous réjouissent plus autant (la faute à l’accoutumance). Debout les junkies de la terre, l’horizontalité sera bien assez longue !

Robert Dunn et ses nombreux-euses collaborateurices devraient disposer d’une ligne directe avec tous les dirigeants de la Terre. Rarement a-t-on lu un essai aussi pertinent (et accessible) sur les défis qui, en tant qu’espèce, seront les nôtres dans un avenir rapproché. Biologiste et écologue, ce scientifique multiplie les recherches aussi fondamentales qu’originales en n’hésitant pas à s’associer à des mathématiciens, des microbiologistes, des géographes, des sociologues et j’en passe. C’est d’ailleurs l’universalisme de ce bel esprit qui fait la justesse des questions qu’il pose au monde. En partant des lois générales de la biologie, des travaux récents (et moins) qui en découlent, Dunn extrapole brillamment. Il aborde le peu de connaissances que nous possédons sur les formes de vie unicellulaires qui sont pourtant largement majoritaires parmi les vivants. Puis, il expose la nécessité d’étudier la biologie en zone urbaine ou aride (ce que l’on fait peu, tant par convenance que biais cognitif). Sont par la suite abordés des concepts tels que le homing, la loi de la fuite, les corridors biologiques, la niche biologique, la notion de prévisibilité en relation avec la sélection naturelle et la création de conditions propices aux formes de vie qui nous sont nuisibles tant en agriculture (de par la vulnérabilité aux météos extrêmes et aux ravageurs) qu’au sein de notre propre corps (via la résistance croissante aux antibiotiques). Vaste programme et ce n’est pourtant là qu’une infime fraction de l’ordre du jour proposé par ce livre limpide et clairvoyant. Envoyez-le à vos ministres préférés !