Activités de Thomas Dupont-Buist

Que vous ayez assisté ou non à la rocambolesque première aventure de l’inénarrable sorcier Noon et son vieux briscard Yors, vous serez happé par ce deuxième embrouillamini virtuose du tandem Kloetzer (accompagnés magistralement en illustration par Nicolas Fructus). Si le premier volume plaçait les bases de cet univers hommage au Cycle des épées de Fritz Leiber (classique de la fantasy urbaine), on trouve le deuxième au sommet de son art, déployant magistralement des personnages déjà cultes dans une intrigue complètement abracadabrante qui se suit avec la fièvre du thriller. Derrière une course hippique en apparence simple se trament des jeux de pouvoirs dans lesquels quelques magouilleurs de plus ou moins grande envergure trempent le bout du gros orteil en espérant ne pas se retrouver arrosé par le scandale, le complot ou l’assassinat. Quand le cheval favori et son jockey disparaissent en pleine course, que la maladie menace de répandre ses miasmes fétides sur la cité de la Toge noire et que le clinquant mage Marcade doit gérer une piqure d’orgueil, Noon ne tarde pas à se mandater d’enquêter entre les mondes pour rétablir l’équilibre précaire sur lequel repose sa ville nid-de-serpent. Drôle, plein d’invention et brillamment divertissant. On en redemande !

Récupérée de toute part, la figure de Gérald Godin est une icône à la mémoire disputée. Les cierges allumés par des gens aux obédiences opposées s’entassent au pied de son autel. C’est peut-être là la dernière blague du sort, une fois dans la tombe, que de surprendre son nom brandi par des individus que nos affinités de jadis nous auraient poussé à honnir. Dans un devoir de nuance qui fait cruellement défaut à notre époque, Jonathan Livernois opère ici un véritable travail de fond sur ce fascinant personnage nous ayant quitté trop tôt, fauché dans la fleur de l’âge par une maladie foudroyante alors que tant de chantiers le passionnaient encore. Grâce à de nombreuses entrevues menées avec les proches de Godin, de même qu’en ayant eut plein accès aux généreuses archives et en s’appuyant sur les travaux de celles et ceux qui l’ont précédé (Louise Desjardins en travaillant sur la biographie de son illustre compagne Pauline Julien, le travail éditorial de Pascale Galipeau sur la correspondance du couple, etc.), Livernois établi une passionnante biographie de référence qui fera date en plus de se lire comme la chronique vécue de l’intérieure de près de soixante ans d’histoire politique et culturelle du Québec. Avec admiration mais sans la moindre trace de complaisance, il met en relief les contradictions de celui qui fut tour à tour poète célébré, éditeur inspiré de Parti Pris, député à vélo et Ministre des Communautés culturelles et de l’Immigration. Voilà de quoi inspirer une idée davantage inclusive de l’indépendance, une envergure largement perdue dans nos projets de société (calculés à la cenne près mais en grave déficit de vision) ainsi qu’une hauteur dans la pensée qui soit compréhensible du plus grand nombre (plutôt qu’un discours populaire qui a les accents de la victoire sans avoir idée de ce à quoi la victoire devrait servir, autre que l’enrichissement personnel, s’entend).

Après le prodigieux et cruel Brève histoire de sept meurtres (Prix Booker 2015), l’iconoclaste Marlon James a décidé de se lancer dans une entreprise plus périlleuse encore (si une telle chose est possible) en écrivant le premier volet d’une trilogie de fantasy inspirée des foisonnantes légendes africaines. La polyvalence absolue de son talent se déploie ici de façon kaléidoscopique, donnant à voir les innombrables facettes d’un savoir-faire qui emprunte certainement au pouvoir des sorcières qui traficotent sorts et charmes au sein de cet univers à feu et à sang. Avertissement aux plus sensibles d’entre vous, glaires, foutre et hémoglobine fusent ici dans tous les sens, la sexualité prend de nombreuses formes (parfois avilissantes) et les sentiments sont rarement platoniques. La quête initiatique de Pisteur, couplée à une intrigue en apparence assez classique de succession-trahison (façon Rois maudits), ne sera pas de tout repos et les héros qui l’accompagnent rarement fréquentables. Les animaux métamorphes marchent en nombre parmi les humains, quelques manifestations étranges se prennent pour des dieux et rien n’est véritablement ce qu’il semble. L’univers est profondément riche, original et inventif : on sent les heures innombrables passées en rêveries démiurgiques. Il vous faudra accepter de vous perdre un moment pour trouver votre chemin dans cette épopée de la cruauté. Ne pensez pas trouver ici un énième tome d’une série à rallonge d’heroic fantasy pétrifiée dans ses archétypes étriqués. Marlon James voit loin, infiniment grand et l’exigence façonne l’ambition claire qui anime chacune des pages de ce pavé de 700 pages dont on attend déjà impatiemment la traduction du deuxième tome !

La bonne SF, loin des paramètres étroits qui la confine souvent au cliché, est une chose rarissime en BD. On s’y croit trop souvent dans un énième épisode de Star Wars et consort ou dans le rêve naïf d’un ado avide d’images spatiales d’Épinal. Jeremy Perrodeau échappe avec grâce à ces écueils en invoquant un nouvel appendice graphique à l’œuvre de l’immortelle Ursula K. Le Guin. En s’inspirant d’une multitude de cultures ancestrales ou disparues, Perrodeau invente une société des confins où le vaisseau d’un scribe de l’Empire s’écrase sans possibilité d’en repartir avant plusieurs mois. Comme dans le journal d’un anthropologue, on découvre avec lui peu à peu cette mystérieuse société qui vénère un dieu sibyllin nommé Hodä. Le dessin épuré, très graphique, convoque le patronage de Tom Gauld (logé à la même enseigne). Visuellement c’est superbe, virtuose et enveloppant. Notre univers se borne quelques riches heures à celui imaginé avec vision par Perrodeau et se prolonge de ses réflexions. Partant, il n’est pas étonnant que l’album soit de la très sélect sélection officielle du Festival d’Angoulême !

Au faîte de l’œuvre de Ian McEwan, il y a Leçons. Comme si la vie entière du maître britannique et les œuvres qu’il en a patiemment tirées, aussi fortes soient-elles, n’avaient été qu’un long roman d’apprentissage dont le but jusqu’alors scellé s’incarne dans cette merveille d’intelligence, de savoir-faire, de culture, de sagesse et de sensibilité. En en parlant avec un ami cher il y a peu de temps, nous nous sommes trouvés en désaccord. Tous deux jugions ce roman tout simplement parfait. Pour lui c’était à la fois une qualité et une tare. Pour ma part, je ne pouvais y trouver autre chose que la grâce à l’état pure. Résumer adéquatement ce livre de 650 pages serait aussi périlleux que de condenser l’ensemble des expériences qui compose nos vies. On y navigue au rythme du promeneur solitaire examinant souvenirs et pensées, l’étrange façon avec laquelle ils s’évertuent à danser dans nos têtes, indolemment puis rompant pour s’entrechoquer les uns les autres en une sarabande du révolu. Aussi bien que Proust, McEwan a saisi le temps qui passe et ne revient jamais, l’évolution de soi, des autres et du monde jusqu’à ce que le présent ne puisse plus se reconnaître dans le passé. En une architecture romanesque impressionnante, McEwan raccommode le fil de 70 ans d’histoire à la vie de ses inoubliables personnages, tour à tour drôle, profond et touchant. Pour tout ce qu’il faudrait dire encore pour rendre justice à Leçons, il vous faudra me faire confiance et plonger dans ce chef-d’œuvre.

Le maître de la forme courte en SF a encore frappé et nous a pondu une petite bombe littéraire d’une centaine de pages bien tassée. L’équilibre parfait entre densité conceptuelle et intrigue captivante est atteint dans ce casse intersidéral qui s’apprête à merder dans les grandes largeurs. Quand on est un duo de bandit à la petite semaine, sans malice mais avec une greffe de corps à payer, on est prêt à tout. C’est pourquoi on accepte les contrats pourris qui consistent à guider en zone hostile des jumeaux aristocrates adeptes de tourisme morbide. Les idées géniales fusent, les néologismes traduisent du premier coup l’ampleur d’un concept à venir et l’auteur a toujours trois coups d’avance sur nous, pauvres lecteurs, dans l’art de l’inattendu. À lire de préférence d’un seul trait pour apprécier à sa juste valeur la folle allure de cette plaquette. Jetez-vous sur la moindre miette de l’œuvre de Larson, vous ne le regretterez jamais !

Après les agitations de la rencontre vient l’amitié profonde et sincère d’Omphale et Dex, les deux improbables protagonistes d’Un psaume pour les recyclés sauvages. Le voyage philosophique et initiatique entamé dans le premier livre ne s’arrête pas pour autant et, main dans la main, le robot et lea moine du thé continuent inlassablement à poser leur question à l’humanité des villes, des rivages et des plaines : « de quoi avez-vous besoin ? ». Tout aussi radieux que le précédent tome, Une prière pour les cimes timides prolonge en pensée, en poésie et en humour cette anti-aventure utopiste. Il fait bon s’y blottir pour réfléchir à l’avenir que l’on souhaite et à ce qui rend l’expérience humaine inestimable et dont la nature ne peut être qu’autant multiple qu’il y a de personnes-îles (et donc de modes d’existence). Vivement de nouveaux Becky Chambers à se mettre sous la dent !