Activités de Guilaine Spagnol

C’est l’histoire d'un trio improbable de personnages, pris au cœur d’une guerre impitoyable qui étend ses tentacules de glace sur le monde. Le narrateur travaille pour le gouvernement de son pays, il revient de mission et décide d’aller rendre visite à la femme qui hante ses pensées, et qui lui a autrefois échappé pour tomber dans les bras d’un autre. Les retrouvailles sont glaciales, gênantes, mais la femme fait de nouveau son nid dans son esprit, et son image se mue en obsession. Or, lorsque la guerre éclate à nouveau, une guerre nucléaire qui répand son venin sur le monde sous la forme d’un froid polaire détruisant tout sur son passage, il décide de la retrouver et de la garder près de lui. Malheureusement, elle s’est déjà enfuie dans une contrée voisine où la guerre n’a pas encore fait trop de ravages, mais où le froid la poursuit aussi. Elle est aux mains d’un homme puissant qui ne compte pas la laisser partir, cette beauté pâle et froide qui attire amour et haine au même degré. Alors le narrateur la traque implacablement, mêlant à sa quête la dureté de la guerre et l’illusion de l’amour. Peu à peu la glace envahit tout, même les cœurs… Que dire de ce roman hallucinatoire et fantasmagorique où l’on se perd confusément entre rêve et réalité. Considéré comme un chef d'œuvre du "urban gothic", Neige a été écrit en 1967, au cœur de la Guerre Froide. Née au début du siècle, Anna Kavan a vécu deux guerres mondiales, habité plusieurs continents et été touchée de plein fouet par les événements politiques mondiaux. Son œuvre fait écho à ces conflits, à ces pays dévastés qu’elle a visités. Son roman a surtout connu du succès après sa disparition, et je suis heureuse de voir qu’il vit encore à travers des rééditions d’éditeurs pointus comme Cambourakis, qui flairent les perles oubliées et les remettent sous nos yeux, là où elles doivent être, et non pas enterrées par les derniers best-sellers. Anna Kavan sera peut-être toujours un peu méconnue derrière Nin et Woolf, tout aussi talentueuses, mais pas oubliée.

Dans cet angoissant huis clos père-fille, Alex Viens explore les ressorts de la violence psychologique et l’emprise insidieuse qu’un parent peut avoir sur ses enfants. Mais ce qui marque le plus dans ce premier roman, c’est la montée en puissance de la tension, amenée avec beaucoup de maîtrise. Si le récit commence de manière bon enfant, avec une atmosphère pétrie de nostalgie, on sent en fond la crispation de la narratrice et le danger qui guette, danger qui se fait plus tangible à chaque page, alors que Denis dévoile sa personnalité trouble et laisse libre cours à ses accès de colère et sa cruauté froide. Pour Jules, c’est le moment de combattre de vieux démons, et la bataille que nous offre Alex Viens vire à l’épique, avec des envolées parfois dignes de The Shining ! Une lecture aux arrêtes tranchantes, à manipuler avec précaution.

On avait découvert l'art de Julia Wertz voilà presque 15 ans, alors qu'elle publiait Whiskey & New York, son premier roman graphique. Elle y racontait son arrivée à New-York en tant que jeune adulte, et la découverte de la métropole avec force d'humour et de bouteilles de whisky ! Dans Les imbuvables où comment j'ai arrêté de boire, elle revient finalement sur cette période de sa vie et les années qui suivirent, jalonnées d'un long combat contre l'alcool et l'addiction. On retrouve ici l'humour cru de Julia Wertz, qui vient illuminer le récit sans fard, profondément touchant, de son chemin vers la sobriété. Les imbuvables est le quatrième roman autobiographique de l'autrice.

Les éditions Divergences continuent de publier l'œuvre de l'autrice et militante afroféministe bell hooks avec Rage assassine: mettre fin au racisme. Dans cet essai écrit voilà près de 30 ans, bien avant l'ère #moiaussi et les mouvements Black Lives Matter, elle développe une réflexion claire, passionnante et articulée autour du racisme. S'appuyant sur sa propre expérience de femme noire et sur le travail d'autres théoricien.nes, elle prône une lutte qui passe inévitablement par le féminisme, racisme et sexisme étant des causes inextricablement liées. On apprécie le langage inclusif de cette traduction française ; traduction bienvenue à une époque où les sujets ici abordés sont encore, malheureusement, bien trop d'actualité.

Et si vous ne connaissiez pas la véritable histoire de Jeanne D’arc ? Yolande d’Aragon, belle-mère du futur roi Charles VII, nous raconte ici comment est née la légende de celle qui a boutté les Englishes hors du royaume françois. Car avant d’être l’unique Jeanne d’Arc, il y existait quinze Jeanne, entraînées à devenir prophétesses et guérillères du royaume, et trouver la bonne pour incarner le mythe ne fut guère mince affaire ! Mise en garde aux passionné.es d’histoire : dans ce premier roman, Guillaume Lebrun s’inspire, tord, déforme, réinvente et réenchante la vie de Jeanne d’Arc. Sous la plume de la duchesse Yolande d’Aragon (a.k.a YO), usant d’un langage que certains pourraient qualifier de « vieux-franglois », il livre une épopée fabuleuse, délicieusement absurde et décalée. L’ouvrage n’est pas toujours aisé à lire, mais ô combien hilarant à découvrir, notamment grâce à l’inventivité de ce phrasé hors du commun parsemé de références à la pop culture telles que Lovecraft, Freddy Mercury, Douglas Adams ou encore Céline Dion (!). On vous le dit, les amateur.ices d’ovnis littéraires en quête d’une bonne tranche de rire seront comblé.es. Pour ma part, j’ai arrêté de compter mes éclats de rire au cinquième.

Février a un effet désastreux sur les habitants et la ville. Sa nuit persistante, son froid mordant et les restrictions qu'il entraîne rendent les villageois tristes et impuissants. Mais le pire est à venir, la fin de l'hiver ne semble pas vouloir arriver, et maintenant les enfants du village disparaissent un à un. C'est la faute de Février, c'est lui qui s'acharne contre le village et réduit ses habitants à néant. C'en est trop pour le groupe des balloniers qui décident de ne plus se laisser marcher sur les pieds. Masqués de becs d'oiseaux, bien déterminés à arrêter cet hiver meurtrier, ils déclarent la guerre à Février. Il y a plusieurs niveaux de lecture dans cet incroyable roman. Mais pour le lire déjà, il faut se faire à la langue particulière de Shane Jones. L’auteur partage la narration en petits chapitres stylisés, joue avec la typographie et les figures de style pour donner une consistance, un poids à sa prose, une forme de conte originale. Déroutante au premier abord, c’est finalement cette façon d'écrire (extravagante par son aspect décousu) qui fait tout le sel de l'oeuvre. L'histoire en elle-même n’est pas en reste ; à la fois fable d'aventure et conte cruel, *L'histoire de l’hiver qui ne voulait jamais finir* est avant tout une oeuvre sur l'oeuvre elle-même, sur l'auteur, l'inspiration et l'écriture. C'est à la fois léger et complexe, emportant et dépaysant, tordu et pourtant très cohérent, totalement paradoxal mais extrêmement bien construit. Il plaira aux amoureux du style et de l'écriture, aux aventuriers de l'improbable. Une petite perle, en somme.

Prix des libraires en 2022, on comprend dès la première page du roman pourquoi Gabrielle Boulianne-Tremblay, avec sa prose viscérale et poétique, a réussi à toucher un aussi large public. La fille d'elle-même fait partie de ces oeuvres dont la plume vous cueille dès les premiers mots, et dont le sujet vous émeut aux larmes. Ici, l'autrice met en mots l'histoire de cette petite fille née garçon, et de son long cheminement pour devenir enfin la femme qu'elle a toujours été depuis la naissance. Si aujourd'hui le sujet de la transidentité se fait plus visible, c'est grâce à des ouvrages comme celui-ci, qui témoignent de la quête de ces personnes assignées au mauvais genre durant leur enfance, et de leur parole qui se transmet enfin. Gabrielle Boulianne-Tremblay signe ici un premier roman d'une grande justesse, dont la voix traversera les âges. À lire et à faire lire.

Il est aussi bon de retrouver l'imaginaire de Becky Chambers que de siroter une bonne tasse d'Earl Grey au coin du feu. Je l'avais découverte avec son cycle des Voyageurs voilà bien des années, et avec cette nouvelle série « Histoires de moine et de robot », elle ne me déçoit pas. Comme à son habitude, elle nous livre un roman de hopepunk (courant de science-fiction qui met de l'avant espoir et positivité) pétri d'humour, de tendresse et d'optimisme. À travers la rencontre de Dex et Omphale, elle interroge son lectorat sur de nombreux sujets tels que l'écologie, le rapport entre nature et technologie, et l'incapacité d'une humanité privilégiée à se satisfaire des richesses qu'elle possède déjà. Contemplatif et poétique, ce premier tome est plutôt une infusion lente et réconfortante qui plaira aux amateurices de fables philosophiques. J'attends maintenant avec grande impatience la parution du second, Une prière pour les cimes timides, pour cheminer à nouveau en compagnie de Dex et Omphale sur les routes de Panga.

Avoir une méduse dans l’oeil, c’est plutôt gênant. L’optométriste l’a bien confirmé à Odette, une méduse s’est nichée dans son oeil. Il n’y a rien à faire, il faut vivre avec. Mais alors qu’Odette tente d’avancer dans sa vie, la méduse prend de plus en plus de place, menaçant le fragile équilibre qu’elle a enfin trouvé à Montréal : une colocation avec son lapin adoré, une job de libraire qui lui plaît et un coup de coeur pour une jolie cliente. Que faire, alors, lorsque la méduse commence à se multiplier, et le monde peu à peu à s’effacer ? Si Boum parle avec autant de justesse de la cécité progressive de son héroïne, c’est qu’elle a elle-même perdu l’usage de son oeil droit. La méduse, elle la connaît personnellement, et dans ce récit tout en finesse, elle met en lumière la noirceur qui entoure la maladie. De la découverte du premier symptôme à la perte définitive de sa vue, Odette passe à travers différentes phases d’émotions ; déni, découragement, peur, colère, tristesse, avant de terminer par l’acceptation. La fin du roman graphique, d’une grande douceur, clôture avec philosophie et optimisme ce superbe récit, magnifié par le trait en noir et blanc de l’artiste. Un coup de coeur que je recommande chaudement.

Douze nouvelles qui prennent racine dans l’Argentine contemporaine. Derrière ces récits d’adolescence, d’enfance, d’amour, de haine et de folie, apparaissent en filigranes les ombres d’une société hantée par les spectres de son passé. Après ma lecture du magistral Notre part de nuit, je m’étais fait la promesse de lire tout ce que pourrait un jour écrire Mariana Enriquez. J’ai profité de mes congés pour découvrir son recueil de nouvelles, paru quelques années avant son roman phare, me plongeant à nouveau dans son univers ténébreux. Une chose est certaine, Mariana Enriquez est passée maître dans l’art du récit horrifique ; horrifique non pas dans le sens fantastique du terme, puisqu’ici, l’horreur vient du réel, de la monstruosité humaine et de la part sombre qui nous habite tous.tes. Reste que l’autrice frôle subtilement avec le genre du fantastique, tout en suggestion, nous laissant décider de sa tangibilité ou non. Pour ceux qui avaient aimé Notre part de nuit, on y retrouve d’ailleurs quelques personnages chers à nos coeur. Encore une fois, un gros coup de coeur et aucune déception ; chaque nouvelle laisse son empreinte, et plusieurs semaines après la lecture, son univers poisseux me colle encore à la peau.

Cannibalisme, revenants, mutilations, disparitions, malédictions, sorcières… les thèmes de prédilection de Mariana Enriquez varient légèrement mais ne changent pas, et c’est pour ça qu’on l’aime. Superstitions et rumeurs alimentent ses écrits, nous emmenant dans les contrées les plus noires du cerveau humain, dans les imaginaires les plus inquiétants. Son écriture sans fioritures, directe et coup de poing, imprime sa marque en vous. Après avoir refermé le livre, on pourrait presque encore sentir la crasse des junkies, l’âcreté des cigarettes, la putréfaction des corps ; si le désespoir avait une odeur, ce serait celle-là. Derrière ces histoires à faire frissonner, l’autrice se plaît surtout à explorer divers aspects d’une société argentine gangrénée par la violence et la corruption. Ma nouvelle préférée sera sans doute celle des Petits revenants, dont le mystère, la noirceur et le pessimisme m’ont serré la gorge. À ceux et celles qui n’ont pas encore sauté le pas… sachez d’abord que l’univers de Mariana Enriquez déplaira aux âmes sensibles et impressionnables. Pour les autres : foncez !

Tragicomédie bourrée d'humour et de tendresse, Tous les petits animaux est une œuvre drôle, émouvante, cynique, grinçante, mais merveilleuse ; un classique que les Éditions de L'Arbre vengeur nous font le plaisir de republier enfin ! Car All the little animals est une œuvre culte au Royaume-Uni, un coup de cœur de Roald Dahl qui le recommandait chaudement - non sans raison. Écrit en 1968, il aura fallu attendre longtemps pour avoir enfin une traduction française, et cette nouvelle édition nous offre en plus de superbes illustrations de Mehdi Beneitez, sublimant un peu plus cette pépite littéraire !

Dennis Lehane revient en force avec ce nouveau roman noir percutant. Il le situe au coeur de la crise du « busing », qui a mis la région de Boston à feu et à sang pendant plus d’une décennie. Si la disparition de Jules et l’enquête autour de la mort d’Auggie Williamson constituent la base de son récit, il utilise surtout ces mystères pour finement aborder des sujets encore brûlants aux États-unis (et ailleurs) : le racisme systémique, les ravages de la drogue sur les communautés les plus vulnérables, ou encore les conséquences dramatiques de la guerre sur la vie des vétérans (ici le Vietnam). Narrateur hors pair, il plonge ses lecteurices dans un drame social habilement enveloppé d’une intrigue policière qui nous tient en haleine. Ses personnages nuancés sont particulièrement réalistes, et si les dialogues incisifs peuvent parfois choquer, ils sont à remettre dans leur contexte historique, lui-même un personnage clef de l'histoire. Nul doute que Le silence s’inscrit dans la lignée de ses grands romans tels que Shutter Island et Mystic River ; un polar intelligent et passionnant pour vous accompagner cet été.